La question de la souveraineté numérique apparaît bien souvent comme une problématique nationale, européenne ou mondiale. Dans cette perspective, quel est le rôle des élus locaux dans cette bataille déterminante pour les sociétés du XXIème siècle ? Ne seraient-ils pas justement les figures de proue de ce combat pour une France souveraine numériquement ?
Avant tout, il est primordial de revenir sur la définition de la souveraineté numérique. Cette expression peut en effet sembler paradoxal puisqu’elle rassemble deux expressions qui n’ont à priori rien à voir. La souveraineté, cette caractéristique propre aux états, renvoie à leur autorité suprême alors même que le numérique revendique son affranchissement de toute contrainte étatique.
La notion de souveraineté numérique est somme toute assez récente. Elle émerge parallèlement au développement des GAFAM (acronyme des géants du Web : Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) dans les années 2000. Avec l’accroissement de leur puissance économique et de leur pouvoir, se posent également de nouvelles questions : comment gérer ces nouveaux lieux d’influences ? Comment réagir face à l’exploitation des données, surnommées le « pétrole du XXIème siècle » ? Quelle place l’Etat, et le politique de manière plus globale, peuvent-ils prendre dans ces nouveaux échanges où les acteurs n’ont de cesse de se démultiplier ?
En France, c’est pour la première en 2011 que Pierre Berger définit la notion de souveraineté numérique comme « la maîtrise de notre présent et de notre destin tels qu’ils se manifestent et s’orientent par l’usage des technologies et des réseaux informatiques »1.
En 2019, le rapport sénatorial de Gérard Longuet, reprécise cette définition par ces mots «la capacité de l’État à agir dans le cyberspace, à le réguler et à peser sur l’économie numérique.» 2.
La définition même de ce concept évoque les dangers potentiels qui y sont liés.
Dès 2013, le rapport sénatorial de Catherine Morin-Dessailly, s’inquiétait de voir l’Europe devenir « une colonie numérique des États-Unis ». Ces craintes étaient-elles justifiées et qu’en est-il depuis ?
La première crainte vient du fait que ces applications numériques décident progressivement des lois morales qui guident nos sociétés. En effet, on a pu constater récemment que certaines des plateformes les plus connues censuraient le tableau de Gustave Courbet, l’origine du monde, mais permettaient au terroriste de Christchurch de diffuser en direct sa tuerie de masse. Ces décisions ont bien évidemment un impact direct sur nos communautés et sur les rapports humains qui régissent notre vie en société. L’État a bien souvent quelques coups de retard pour tenter de réguler ces prises de positions unilatérales de ces sociétés étrangères.
Par ailleurs, ces sociétés rivalisent de plus en plus avec les états dans la gestion des sociétés humaines. Les gouvernements sont contraints de faire alliance, ou de combattre les instances dirigeantes de ces entreprises, qui elles, n’ont pas été élues, et n’ont aucun compte à rendre aux citoyens. Quant à la notion d’intérêt général, elle est tout à fait optionnelle. Ingérence, suggestion ou lobby appuyé : la pression que font subir ces industries à nos gouvernements pourrait bien mettre en péril nos modes de fonctionnement. Prenons pour exemple la décision du gouvernement Danois. En 2017, le Danemark a en effet décidé de nommer un ambassadeur auprès de la Sillicon Valley, reconnaissant ainsi ses dirigeants comme des représentants légitimes avec lesquels échanger. Preuve s’il en fallait que les GAFAM doivent dorénavant être considérés comme des entités de gouvernance à part entière.
Mais progressivement, les racines du problème s’établissent de plus en plus profondément. En effet, les fonctions régaliennes sont à présent touchées par l’omniprésence de ces sociétés américaines du numérique. Les récents scandales ont d’ailleurs prouvé la dangerosité de ces collusions. Il y a quelques années, la société Palantir, financée par le fonds d’investissement de la CIA, a été choisie par la DGSI (Direction générale de la Sécurité intérieure), posant de nombreuses questions sur la souveraineté des données. La problématique est devenue d’autant plus complexe depuis le scandale Cambridge Analytica (cette société avait aspiré les données personnelles de milliers d’utilisateurs Facebook pour cibler des messages favorables à l’élection de Donald Trump), et la proximité du fondateur de Palantir avec l’ex-président américain. On peut légitimement s’interroger sur les risques liés au fait qu’une société américaine, proche de l’ancien président des États Unis, manipule des données hautement confidentielles et stratégiques pour la France. Facebook est allé plus loin en émettant le souhait de battre monnaie, provoquant un tollé mondial.
Les collectivités locales ne sont pas épargnées par ces assauts virulents des GAFAM, et le risque de voir des données publiques transférées ou exploitées par des puissances étrangères s’accroît. La ville de Toronto a récemment confié à une filiale de Google (Sidewalk Labs) l’organisation des fonctions de la Smart City du district Quayside. Mais les travaux préparatoires ont révélé les vraies intentions de la société « En 2016, un document confidentiel de Sidewalk Labs exposait la vision fondatrice de la filiale de Google. Elle consiste notamment à permettre à la société de percevoir ses propres taxes, suivre et prédire les mouvements des personnes et de contrôler certains services publics »3.
Face à ces risques, les gouvernements européens tentent de s’organiser. Mais des mesures nationales et européennes ne suffiront pas. Il est indispensable que chaque échelon prenne la mesure de la bataille à mener.
Dans ce combat mondial qui concerne chaque individu à titre individuel et collectif, la prise de conscience de chacun est indispensable. Mais au-delà, un vrai positionnement politique, surtout au niveau local, est primordial.
Il est indéniable que les marges de manœuvre politiques sont réduites. Il est déjà difficile pour les pouvoirs étatiques de faire respecter leurs lois et de lutter contre la cybercriminalité.
C’est pourquoi chaque échelon doit s’impliquer et faire bloc pour assurer la souveraineté numérique de la France.
Une véritable politique industrielle doit être impulsée par le gouvernement, et celle-ci devra s’appuyer sur les élus territoriaux. En effet, afin de développer des TPE et des PME capables de rivaliser techniquement au rang des géants américains, il faut qu’elles puissent s’appuyer sur la solidité et la solvabilité de la commande publique. Comme le théorisait Pierre Belanger « Pas de souveraineté nationale sans souveraineté numérique. L’internet est un réseau mondial sous contrôle des États-Unis. Les entreprises américaines y sont le plus souvent dominantes. La dépendance et le transfert de valeur occasionnés par ce déséquilibre doivent amener les pouvoirs publics à mettre en œuvre une politique industrielles de l’internet.»
Lorsqu’on se penche sur le succès des GAFAM, il est très clair que la stratégie publique du numérique a joué un rôle crucial. Amanda Schaffer, dans son article « Tech’s Enduring Great-Man Myth » évoque en ces termes les technologies clés de l’iphone « Il n’y en a pas une seule qui n’ait pas été financée par l’Etat fédéral américain. Cela inclut les technologies des réseaux sans fil, l’internet, le GPS, l’écran tactile, et plus récemment, l’assistant personnel à commande vocale Siri… »4.
Ainsi, la dynamique impulsée par le patriotisme numérique des élus locaux permettrait à des acteurs européens et surtout français d’émerger, et de développer des technologies portant les valeurs des démocraties européennes. Les récents scandales évoqués plus haut créent une véritable opportunité pour le marché du numérique, avec des offres plus respectueuses de l’éthique et des libertés individuelles. Ces produits seront certainement plus adaptés au futur cadre réglementaire et donc plus susceptibles d’attirer les investisseurs sur le long terme.
Mais cela implique le soutien sans faille des élus locaux. Plus de 40% de la commande publique concerne les collectivités territoriales. Ce sont donc des leviers décisifs dans cette dynamique nationale. D’autant plus que cela représente de nombreux avantages pour les collectivités qui feraient le choix du numérique 100% français : sécurité des données, proximité dans le service après-vente, accompagnement personnalisé pour la mise en œuvre, cadre réglementaire conforme à la législation française…
La politique de réindustrialisation française ne se fera pas sans le numérique, ni sans les élus territoriaux. Ils ont toute leur place à prendre dans ce combat pour un patriotisme économique bénéfique à la croissance française et aux droits démocratiques de nos concitoyens.